Présentée au Musée Cernuschi jusqu’au 19 février 2023 (prolongée jusqu’au 5 mars 2023), l’exposition L’Encre en Mouvement retrace plus de 70 ans de création graphique chinoise au cours du tumultueux XXe siècle.

Possédant l’une des plus importantes collections de peintures et de calligraphies chinoises contemporaines, le Musée Cernuschi ne pouvait que proposer une exposition de grande envergure sur la peinture chinoise des 70 dernières années. Pour cette rétrospective, les commissaires d’exposition Eric Lefebre et Maël Bellec ont sélectionné 70 peintures réalisées par 34 artistes réparties en sept sections.

Fin de l’Empire Multimillénaire, seconde Guerre Mondiale, Révolution Culturelle, ouverture au monde, redécouverte d’un passé artistique loin des arts de la cour, propagande ou au contraire subversion, jamais les encres chinoises n’ont autant été prises dans le mouvement de l’Histoire et de la société.

Un retour aux sources

Kang Youwei ( 1858-1927), Souvenir de la dame Qiao - Réminiscence de la falaise rouge, années 1920, encre siur papier

L’exposition s’ouvre sur une calligraphie de Kang Youwei, qui avec Wu Changshuo sont les grands réformateurs de cet art si intimement lié à la peinture. Les deux artistes illustrent parfaitement une volonté de retour aux sources avec un style volontairement archaïque qui libère le trait de la forme classique alors dominé par les quatre Wang. Pour la première fois le pinceau du calligraphe adopte un style rugueux et énergique où les pleins et les déliés laissent place à un pinceau moins chargé en encre.

Chen Zhifo (1896-1962), Prunier en fleurs, vers 1945, encre et couleurs sur papier

Parallèlement, l’ouverture au public des collections impériales de la Cité Interdite a permis aux artistes de redécouvrir les styles naturalistes des Song (960-1279). Le genre fleurs et oiseaux ou les paysages rencontrent un vif succès.

Zhang Daqian (1899-1983), Deux Tibétaines aux dogues, 1945, Encre et couleurs sur papier

Mais les temps sont troubles et les japonais, qui avaient récupéré les colonies allemandes dès 1914, décident de reprendre la colonisation avec une offensive de grande envergure en 1937. Nombre d’artistes et d’intellectuels chinois s’exilent dans l’ouest de la Chine. Cet exil permet aux artistes de découvrir d’autres peuples de Chine aux mœurs et à l'apparence parfois “exotique”. C’est le cas de Pang Xunqin qui se passionne pour la représentation des femmes Miao. Les motifs géométriques traditionnels sont aussi une source d’inspiration.

Zhang Bide (1921-1953), Copie de Deux Apsaras et Dragon, 1945, Encre et couleurs sur papier

Mais c’est la redécouverte des peintures murales du site bouddhique de Dunhang dans les années 1940 qui cause un véritable choc artistique par sa vive polychromie et son dynamisme. Chang Dai-Chien se plonge de 1941 à 1943 dans cet art à la fois mystique et profane pour en tirer un nouveau style très suivi dans les années suivantes.

L’ouverture au monde

Dès le début du XXe siècle, alors que la dynastie Quin voit vaciller ses derniers feux, les intellectuels chinois se tournent vers le Japon qui, grâce à la réforme Meiji, est parvenu à entrer dans la modernité. De là, il s’observe un renouveau de la peinture chinoise où perfuse peu à peu le style japonais. S'inspirant du nihonga (peinture japonaise) les formes évoluent et la couleur se fait plus vive.

Hua Tianyou (1901-1986), Modèle nu, années 1940, encre sur papier

Dès 1920, Paris devient un grand lieu de formation pour les étudiants des Beaux-Arts chinois. L’une des plus grandes révélations de l’art occidental est son rapport aux nus. Dans la Chine d’alors, les nus sont considérés comme des représentations pornographiques (quand bien même elles sont vaguement érotiques). Se dessine alors pour les étudiants un rapport singulier à la représentation du corps nu où l’encre et la ligne fluide prennent le pas sur le crayon et l’huile.

Chu Teh-Chun (1920-2014), Paysage abstrait, 1993, encre sur papier

A partir des années 1950, les artistes qui ont fui la Chine communiste découvrent l’abstraction qui devient un terrain d’expérimentation fertile pour des artistes comme Zao Wou-ki ou Chu Teh-Chun. Taiwan, où se sont repliés les artistes proches de nationalistes du Guomindang, devient également un creuset de création contemporaine où les styles occidentaux et classiques chinois se mêlent.

La parole est à l’œuvre entre propagande et subversion

Wang Shenglie (1923-2003), Esquisse pour huit femmes se jettent dans le fleuve, 1957, fusain sur papier

Alors que la fin de la seconde Guerre Mondiale et la victoire des communistes sur les nationalistes en 1949 pourraient ouvrir une période relativement calme aux artistes, il n’en est rien. Vu comme un moyen d’édification et d’adhésion du peuple ainsi que de la glorification des hauts responsables communistes, l’art est mis au service du régime. Chaque œuvre est scrutée et validée avant d’être exposée. Les artistes non conformes sont soumis à des campagnes de dénigrement parfois virulentes. La peinture à l’huile, très prisée en URSS, s’impose largement quand la peinture à l’encre, jugée ancienne, perd du terrain dans cette Chine nouvelle et moderne. Wang Shenglie parvient pourtant à pérenniser la technique à l’encre en s'inspirant des arts populaires et en proposant des sujets en adéquation avec la doctrine maoïste. La machine de propagande tourne alors à plein régime et propose un art idéalisé proche du réalisme social soviétique avec des leaders charismatiques et un peuple au travail souriant et épanoui.

Walasse Ting (1928-2010), Beauté, 1970, Encre sur papier

Vers les années 1980, Deng Xiaoping desserre l’étau qui pèse sur les artistes. Ceux-ci découvrent alors les avancées des 30 dernières années et la place grandissante de l’abstraction et des syncrétismes artistiques opérés par leurs compatriotes en Occident, mais aussi à Hong Kong et Taiwan. Certains artistes de Chine continentale souhaitent alors proposer un art déconnecté de la politique et plus exploratoire sur la place de l’encre. La calligraphie et la peinture dite de lettrés sont réactualisées par de nouvelles approches. De plus en plus abstraction et figuration convergent dans une créativité sans cesse renouvelée. Parallèlement, l’encre en tant que matière devient également un sujet de recherches plastiques lors d’installations ou de performances.

Cette exposition à la fois chronologique et thématique est agrémentée de quelques cartes et éléments de contextualisation qui permettent d’aborder ce sujet de vaste amplitude de manière pédagogique. Plusieurs vidéos d’artistes au travail permettent également d’apprécier le geste artistique, parfois aussi important que le résultat final.

L’Encre en mouvement est une exposition impressionnante par la qualité et la diversité de ses œuvres mais surtout par son propos qui fait comprendre comment, en l’espace de quelques décennies, la peinture et la calligraphie chinoises ont tant évolué, muant avec les changements de paradigmes politiques. Trouvant une place dans les sphères intellectuelles et populaires, l’art du pinceau chinois a su se renouveler et puiser dans ses racines millénaires pour proposer aujourd’hui des œuvres contemporaines plébiscitées au niveau national et international. 

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